Introduction
Assister à un concert de rock, c’est se fondre dans la foule et rester dans l’obscurité à regarder vers ce puits de lumière qu’est la scène, vers ce point focal où tout est supposé se passer. La masse noire de la foule soumise à un si puissant flot de décibels et de lumière se met elle-même à émettre de l’énergie en direction des êtres minuscules et fragiles qui s’agitent devant elle. À ce moment précis, notre imagination métamorphose ces petits êtres fragiles, tellement fragiles, en des demi-dieux, voire des dieux pour certains, capables de prouesses olympiennes.
Cette mythologie picturale se veut œuvre d’imagination et interprétation artistique d’une histoire longue de 50 ans, complexe et variée. Elle est forcément incomplète et non exhaustive mais son propos n’est pas de faire un simple retour historique qui est toujours imparfait. J’ai pris le point de vue de celui qui se tient dans la masse noire de la foule, de celui qui observe et qui est submergé d’émotions. Mon premier concert fut celui de Pink Floyd en 1972, époque où le groupe présentait sur scène un énorme gong que le longiligne Roger Waters martelait tout en hurlant le terrifiant « Be careful with that axe Eugene ». Ce fut un choc pour le gamin de 17 ans que j’étais alors. Mes tout premiers émois musicaux eurent lieu un peu plus tôt, lorsque jeune pensionnaire à l’École Normale d’Instituteurs de Nancy, je poussai la porte du club musique plongé dans l’obscurité totale et d’où surgissaient des rythmes aussi différents que ceux des Mothers of Invention, du Grateful Dead, d’Hendrix ou de King Crimson. C’était pour moi comme ouvrir les Portes de la Perception en cet automne 71, juste après la mort de Jim Morrison. Complètement terrorisé, je tentais de guider mon chemin, en trébuchant contre des chaises vides ou contre les corps avachis des quelques adeptes de cette secte musicale, en fixant le seul point de repère, le point lumineux rouge de la chaîne stéréo. Ce fut mon baptême et mon passage dans ce monde obscur du rock, dans ce noyau dur fait de passion, de mystère et de primarité.

Projet de couverture, avec quatrième et rabats
En ce temps-là de l’après 68, beaucoup de choses s’étaient déjà passées et l’adolescent que j’étais n’avait pas encore pris conscience de vivre l’automne de ce grand moment d’espoir et de contestation porté par le mouvement libertaire de 68. Je croyais encore aux rêveries hippies, aux préceptes de Tim Leary et à cette contre-culture que le magazine Actuel popularisait en France. En 1974, je pris mon baluchon et, armé des visions philosophiques d’Alan Watts et du petit guide Planète sur l’Afghanistan écrit par Mike Barry, je filai vers Herat, Mazar-i-Charif, Bamyan et Kaboul. Là encore, en plein cœur de ce pays merveilleux, à plus de 3000m d’altitude, je fus rattrapé par mes idoles du club musique. À Band-i-Amir, je pus entendre Black Magic Woman de Santana ou Are You Experienced d’Hendrix grâce à un routard néo-zélandais. À Kaboul, dans les hôtels pour babas occidentaux de Chicken street, la musique rock coulait à flot comme toutes les substances stupéfiantes. Sans le savoir et à plus de 7000 km, perdu dans des senteurs de patchouli et d’opium, je vécus le dernier acte du « rock dream » que mes aînés avaient voulu faire advenir.
Du côté de New York, on entendait déjà les Ramones exhiber la patte menaçante et noire d’un animal prêt à surgir. Le choc allait être violent et la déflagration risquait de faire mal, elle eut lieu à Londres. La révolte punk fut finalement un blitzkrieg salutaire pour tout le monde. Héritiers inconscients de Dada et du situationnisme, les Sex Pistols vinrent pousser un cri de haine devant le cadavre pourrissant du rock et son industrie du loisir devenus aussi aliénants que le modèle de production et de consommation capitaliste. Passé le cri cauchemardesque de Johnny Rotten, vint le temps de la conscience que rien ne serait plus comme avant et le monde entier, hébété, découvrait sa finitude. Finie l’inconscience des fifties, mortes les illusions hippies, explosées les eschatologies révolutionnaires. Advint toute une flopée de nouveaux groupes dont les plus rebelles furent Clash en Angleterre et toute une scène new-yorkaise qui redonnèrent un peu de légitimité et d’espoir. C’était se mettre un peu de baume au cœur, comme le blues l’avait fait pour le peuple noir, alors que se profilaient le spectre de Reagan, la théorie reaganomique du « trickle down » (1), Thatcher et son cynisme british, les télévangélistes et le sida. Après le chaos, vint le règne de la survie. C’est dans cet état d’impuissance et de nostalgie que j’entrepris « Les Dieux du Rock » en 1988. Frank Zappa fut le premier de la série. Célèbre pour son humour dévastateur, grand contempteur de la société américaine et défenseur des artistes menacés par les menées réactionnaires du Parent Music Resource Center (2), il était le seul musicien capable d’anticiper les ravages de l’avidité (greed). L’album You Are What You Is sorti en 1982 et le clip dans lequel Reagan est conduit sur la chaise électrique, anticipaient les vingt années à venir, celles qui mèneraient à l’empire néo-conservateur de la dynastie Bush, nasty Bush. Adossé et conforté par sa présence et sa combativité, j’essayai de conjurer le vide de ces tristes années et j’en appelai à ces demi-dieux oubliés, à ces spectres vieillissants, Who, Beatles, Stones, Dylan, Clapton, Cocker et à tous ces disparus de légende, Hendrix, Joplin, Lennon ou Kath. Je regardai dans le rétroviseur.
Pour autant, la vie du rock continuait à sourdre dans les profondeurs de sa masse noire et, malgré le triomphe de l’imposture libérale, de ses visées marketing et de ses bondieuseries, il préparait sa prochaine éruption. Les Pixies, venus de la scène indépendante furent l’indispensable chaînon qui rétablit la connexion entre l’héritage punk et la nouvelle génération grunge. Nirvana, Pearl Jam et toute la scène grunge déversèrent cette lave rougeoyante trop longtemps comprimée entraînant avec elle une nouvelle génération, celle qui rejetait l’empire du bien et son mensonge lucratif. Tous ces jeunes gens ne voulaient pas être dupés par cette fiction du bonheur et ils crièrent à leur génération que tout n’était que simulacre. Coincés entre la chute d’un mur de Berlin dont on pensait qu’il ouvrirait grand les portes de la liberté et l’acte inouï du 11 septembre 2001, le grunge et sa jeunesse avaient tenté de conjurer la bêtise de l’empire en criant sa rage, comme les punks, comme les situationnistes, comme les dadaïstes du cabaret Voltaire ou comme quelques grands aînés encore présents, Zappa, Iggy Pop ou Neil Young mais ce fut sans effet, l’histoire se répétait.
« Nous tournons dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », le célèbre palindrome de Guy Debord (3) était toujours à l’œuvre dans le rock avec ses passages incessants de l’ombre à la lumière, de la basse énergie à la haute énergie. De disparition en résurrection, le rock ne cessait de se réincarner au travers des différentes générations. Cette conviction de la permanence du rock, de l’existence d’un noyau dur qui rendait possible tout renouveau, féconda mon travail et je commençai à lui donner un sens plus large. Finalement, de la malédiction du bluesman aux déhanchements d’Elvis, de la revendication révolutionnaire des Stones aux errances dionysiaques de Morrison, de l’ironie dylanienne à la critique acerbe de Zappa, de la violence des Who à la guérilla psychédélique d’Hawkwind, quelque chose d’invisible et de souterrain courait qui allait me mener jusqu’aux White Stripes et jusqu’à Amy Winehouse. C’est ce point obscur, vrai fil d’Ariane qui relie tous ces réfractaires, tous ces dévorés par le feu, tous ceux qui commettent l’acte d’hubris (4), tous ceux qui assument leur part d’ombre, tous ceux qui préfèrent dire Non, face à l’ « affirmative thinking » (5) du système.
Le rock est un avatar moderne d’une mythologie primitive mais ce qui compte, c’est la rhétorique de l’épopée. En référence au modèle de l’Olympe grec et à son aréopage de Dieux agités et dévergondés, j’ai voulu rendre visible la part d’ombre de ceux qui sont éclaboussés de lumière. Je l’ai fait avec la liberté et l’ironie de l’artiste, non avec l’aveuglement du fan (qui donne fanatique) afin de pouvoir me moquer de ceux-ci si leurs actes le méritent. Je pense à Michael Jackson dont le comportement nie toute cette primitivité et dont il est à craindre que les Noirs deviennent plus blancs que les Blancs.
Cette lutte incessante entre l’obscur et le lumineux qui court de la peau du Noir à la peau du Blanc, qui s’intériorise en chaque individu, qui se cache dans les cultures dites primitives, l’indienne, l’aborigène et dans notre culture judéo-chrétienne avec le personnage du diable et le mythe faustien, je l’ai traduite en des tableaux lumineux et colorés dans la tradition des grands peintres classiques et des peintres figuratifs du 20ème siècle. Techniquement, j’ai recouru à l’acrylique et à l’usage de l’aérographe, ce petit pistolet à peinture qui permet d’obtenir des rendus très hyperréalistes et des dégradés subtils, puis je suis passé progressivement à l’huile sur bois ou sur toile et j’en ai profité pour agrandir les formats. Quelle que soit la technique utilisée, je dessine une composition très précise que je reporte sur le support, sans jamais procéder à la technique du collage. À la mythologie du rock et à ses références propres, j’ai ajouté de nombreuses autres références, religieuses, historiques ou picturales sous la forme de citations qui vont des peintres de la Renaissance à Andy Warhol ou au génial Robert Crumb. Sans vouloir imiter mon illustre prédécesseur, Guy Peellaert et son Rock dreams, à qui je rends hommage dans deux tableaux, j’ai tenté de témoigner de ma vision du rock, de son incroyable longévité ainsi que de son cheminement chaotique. Toute ma reconnaissance va à tous ces artistes plus ou moins grands, toutes ces centaines de milliers de musiciens anonymes qui en constituent la masse noire et à tous les millions d’amoureux du rock qui, par leur présence ou leur absence, ont permis la régénération permanente de ce grand mouvement artistique du 20ème siècle et du 21ème.
Keep on rocking !
Phil Donny
(1) Théorie selon laquelle la richesse engendrée par le libéralisme finit toujours par atteindre les plus pauvres.
(2) Mouvement fondé au milieu des années 80 par Tipper Gore et quelques femmes de sénateurs américains pour contrôler ou interdire les paroles de certains artistes atteignant prétendument aux bonnes mœurs. En est né l’autocollant « Explicit Lyrics – Parental Advisory » apposé sur certains albums américains.
(3) Traduction du palindrome de Guy Debord, à l’origine écrit en latin : « in girum imus nocte et consumimur igni ».
(4) L’hubris ou hybris est considéré dans la mythologie grecque comme l’acte de transgression auquel se livrent certains Dieux.
(5) In Cool Memories 2000-2004 de Jean Baudrillard .
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Duke de Berri
Quelle bonne idée a eu le peintre Phil Donny de réaliser une collection de portraits de nos icônes musicales. A travers une cinquantaine d’œuvres, de Chuck Berry aux Smashing Pumkins en passant par les inévitables Mick Jagger et Jimi Hendrix, ce sont plusieurs générations de fans qui vont se reconnaître dans ce livre. Car Phil Donny ne se contente pas d’une simple représentation des stars du rock ; il les plante dans un décor qui réinterprète leur musique ou certaines séquences de leur vie. L’humour n’est pas absent, bien sûr, et la peinture, très bien léchée, tantôt aérographe tantôt pinceau, fait de nombreux clins d’œil à des peintres classiques tels Breughel, Rubens, Courbet, Ingres dont l’auteur est un admirateur. Duke de Berri