3. Des gens (pas) comme les autres
« Maintenant mon disque est classé 11e par la BBC
Mais 7e par le NME
Le Melody Maker veut m’interviewer
Et me demander mon avis sur la politique
Et mes théories sur la religion »
The Kinks, Top of the Pops
S’inscrire dans son époque, c’est bien ; la résumer, l’incarner, la transcender, c’est encore mieux. Avec le succès de HIS’N’HERS, Pulp cesse d’être un outsider, un exclu du grand rock’n’roll circus, mais il lui manque encore un hymne, une chanson capable de le faire entrer dans tous les foyers, chez les gens ordinaires. En VO, les Common People. C’est justement le titre du premier single enregistré après HIS’N’HERS. Sorti le 22 mai 1995, 300.000 exemplaires en sont vendus au total. Un chiffre impressionnant, mais d’autres disent encore mieux le passage de Pulp du public indie vers celui des ménagères de moins de cinquante ans : 70 000 exemplaires vendus la première semaine, et surtout une entrée directe à la deuxième place des charts, juste derrière une guimauve sirupeuse (la reprise du Unchained Melody des Righteous Brothers par deux comédiens de la série à succès Soldier, Soldier, Robson Green et Jerome Flynn) mais devant le Scream de Michael Jackson. Un triomphe assorti de médailles en chocolat : fin 1995, le Melody Maker sacre le morceau single de l’année ; en 2007, il s’établit troisième du classement, publié par le NME, des cinquante plus grands hymnes de l’histoire du rock indépendant (derrière Live Forever de Oasis et Smells Like Teen Spirit de Nirvana) ; le bedonnant Q, le mensuel rock des quadras britanniques, y voit lui une des cent meilleures chansons de tous les temps.
Au-delà de ces chiffres, restent quelques mots, ceux qui composent la définition du tube d’après Jarvis Cocker : selon lui, Common People est la chanson la plus simple qu’il ait jamais écrite, et appartient, finalement, au public davantage qu’à lui. Pas tout à fait, cependant : véritable mise en liquidation des années 80, ce titre constitue autant l’aboutissement d’un itinéraire collectif que d’un cheminement personnel. Le bilan d’années qui virent, pour l’Angleterre tout entière, le triomphe de Margaret Thatcher, pendant que Jarvis Cocker se débattait dans les ténèbres d’un quasi-anonymat.
Don’t look back in Thatcher
Avant d’être un hymne, Common People est un manifeste, une chanson qui capte l’esprit de son époque – ce que les Britanniques appellent, en reprenant un mot de la philosophie allemande, le zeitgeist. Comme l’écrira, quelques années plus tard, une journaliste de The Observer, c’est une chanson « si parfaite – artistiquement, mélodiquement, sociologiquement – qu’elle devrait être distribuée à tous les jeunes des classes moyennes en même temps que le droit de vote » . Une chanson politique, donc. Mais quel type de chanson politique ? Pour le savoir, autant passer le micro à l’autre songwriter génial des années britpop, Luke Haines, des Auteurs, et à sa description des rapports de classe dans l’Angleterre du début des années 90 :
Certains de tes amis, dans ton autre vie,
Ne se sentent pas à leur place
Ils sont grossiers, ce n’est pas leur faute,
C’est dû au monde dont ils viennent
Et tu ne peux plus y retourner
À moins d’utiliser l’entrée de service
Un an après ce The Upper Classes narrant l’ascension d’un prolo dans la haute société, Common People inverse la perspective en adoptant le point de vue d’une gosse de riches fascinée par le peuple. Et s’inscrit elle aussi dans la riche tradition des chansons britanniques traitant de l’opposition des classes sociales – Dead-End Street des Kinks, Working-Class Hero de John Lennon, (I Don’t Wanna Go To) Chelsea d’Elvis Costello…– tout en rompant avec une autre tradition, celle des protest songs anti-thatchériennes des années 80.
En onze ans de pouvoir, la Dame de Fer était devenue une des inspirations essentielles de l’armée de réserve du capitalisme musical, occupée à composer des chansons entre le pub et l’agence du chômage locale. Un phénomène qui inspira le surnom de dole-queue rock… du moins jusqu’à ce que le nouveau gouvernement, un jour de 1983, vienne dire à cette jeunesse d’aller se trouver un vrai boulot en introduisant le Youth Training Scheme, un plan conçu pour empêcher les lycéens de passer directement de l’école aux allocations chômage. Auparavant, au tout début du punk, faire du rock, sinon un métier, du moins une passion rémunérée, était assez aisé. « Se consacrer à la musique voulait dire devenir chômeur, ce qui était assez facile à l’époque », souligne un jour Jarvis Cocker dans une tirade mi-paresseuse, mi-dickensienne. « Vous vous retrouviez marginal, pas véritablement intégré à la société ; de toute façon, je n’en avais pas envie. C’était donc une belle désillusion, quand vous étiez adolescent, de vous entendre dire par Margaret Thatcher : “Bon, vous vous êtes assez amusés”. »
Face à cette nouvelle donne, le songwriting politique anglais oscille, à partir de 1979, entre deux directions. À sa gauche, la chanson-discours, le croquis social ; à son extrême-gauche, la chanson-tract, l’attaque individuelle. C’est durant le premier mandat de la « Dame de Fer » que les morceaux politiquement et sociologiquement (et musicalement, accessoirement…) les plus fins sur le thatchérisme et ses effets sur la Grande-Bretagne sont composés, comme si, à ce moment-là, la scène rock attaquait davantage l’idéologie montante que la personne du Premier ministre. De 1980 à 1982, trois singles très politiques se propulsent à la première place des classements, comme s’ils étaient expédiés, tels des missiles vengeurs, vers le programme et l’idéologie tory.
En 1980, Going Underground des Jam est ainsi le premier simple à devenir directement numéro un des ventes depuis sept ans et le Cum On Feel The Noize de Slade. Le chanteur du groupe, Paul Weller, qui déclarait par provocation, trois ans auparavant, être prêt à voter conservateur, y gifle d’un trait cinglant le « Enrichissez-vous » décomplexé qui semble monter du programme des Tories :
Certaines personnes disent
Que ma vie se trouve dans une impasse
Mais je suis assez heureux de ce que j’ai
Certains disent
Que je devrais me battre pour obtenir plus
Mais je suis tellement heureux
Que je n’en vois pas l’intérêt
Deux ans plus tard, sur un tempo northern soul très influencé par les productions Tamla-Motown (le You Can’t Hurry Love des Supremes notamment), les mêmes Jam récidivent sur le mode mélancolique, le temps d’une description de l’Angleterre urbaine, Town Called Malice :
Lutte après lutte, année après année
L’atmosphère se couvre d’une fine pellicule de glace
Je suis pratiquement gelé à mort
Dans cette ville surnommée cruauté
Un an plus tôt, au printemps 1981, quelques semaines à peine après les graves émeutes frappant des villes comme Leeds, Brixton ou Bristol, les Specials, groupe multiracial de Coventry, signés sur le label de revival ska Two-Tone, avaient déjà dressé le même portrait d’une Angleterre en décomposition. D’un pays dominé, non pas par des cités couvertes de glace, mais par d’immenses villes noyées dans le brouillard, hantées de chœurs fantômatiques et grinçants (Ghost Town) :
Cette ville devient une ville fantôme
Pourquoi les jeunes doivent-ils se battre entre eux ?
Le gouvernement les laisse de côté
Cet endroit devient une ville fantôme
Plus d’emplois dans ce pays
Cela ne peut plus continuer
La colère gagne le peuple
Derrière, rideau – du moins en ce qui concerne la critique du thatchérisme au sommet des charts. Les années sui-vantes voient aussi éclore des chansons politiquement très fortes, mais qui ne connaissent pas le même succès. Symboliquement, Shipbulding, titre composé en 1982 sur la guerre des Malouines par Elvis Costello pour le lunaire Robert Wyatt, militant de toujours du CPGB, le parti communiste britannique, n’atteint ainsi que la 36e place. Victorieuse des Argentins, Thatcher, qui avait vécu un difficile début de mandat, remporte très largement les législatives du printemps 1983 et rempile pour un deuxième mandat. Le découragement guette, la colère aussi, tous deux bien décrits par le groupe Hefner sur le morceau The Day That Thatcher Dies (« Le jour où Thatcher mourra ») : « En 1979, j’étais aveugle. En 1982, j’avais des indices. En 1986, j’étais fou de rage. » Les peintures fines de la société britannique laissent de plus en plus place à des attaques ad hominem. La Dame de fer devient une bête noire, passée au goudron et aux plumes jusque de l’autre côté de la Manche, où Renaud assassine Miss Maggie : « Y’a pas de gonzesse hooligan, imbécile et meurtrière/Y’en a pas même en Grande-Bretagne, à part bien sûr Madame Thatcher ». L’ennemi est identifié, personnalisé, individualisé, les musiciens attaquant avec hargne celle qui, comme l’explique, sans trop de finesse, un groupe écossais, les Blow Monkeys, « n’est après tout qu’une fille d’épicier » (SHE WAS ONLY A GROCER’S DAUGHTER, titre d’un disque publié en 1987). Les antisociaux perdent leur sang-froid : en juin 1984, quatre mois avant que l’IRA ne tente de tuer Thatcher en faisant exploser une bombe au Great Hotel de Brighton (cinq morts), Morrissey expose aux Américains de Rolling Stone une solution radicale aux problèmes politiques de la Grande-Bretagne :
« Je pense que nous ne devons pas baisser les bras et pleurer. C’est juste un être humain, qui peut être détruit. Je prie juste pour qu’il existe un Sirhan Sirhan quelque part. C’est la seule solution pour ce pays en ce moment. »
Quatre ans plus tard, le chanteur des Smiths, tout juste séparés, passe aux travaux pratiques en musique et suggère une solution bien française à ce problème anglais (« Les gens bien font un rêve merveilleux/Margaret sur la guillotine » ). Ces mêmes années 80 voient également les anarchistes de Crass pointer le sang qui éclabousse les mains de la Dame de fer au retour de l’expédition des Malouines (How Does it Feel to be the Mother of Thousand Deads ?) ou les Fatima Mansions se moquer d’une de ses phrases culte selon laquelle « toute personne prenant les transports publics après 30 ans devrait se considérer comme un raté » (Only Losers Take the Bus). Suivant l’adage hitchcockien selon lequel pire est le méchant, meilleur est le film, les musiciens britanniques, découragés par l’insuccès chronique de l’opposition travailliste, tentent alors de faire de bonnes chansons en s’attaquant à une bête noire plutôt qu’en démontant un système. Le message est simple, et peut se résumer en quelques titres, de Stand Down Margaret du Beat à She’ll Have To Go de Simply Red en passant par Celebrate (The Day After You) des Blow Monkeys : qu’elle parte ! Et la scène rock pourra enfin fêter le « jour d’après »…
Un petit jeu qui prend fin à l’automne 1990 : la popularité de Thatcher, alors au pouvoir depuis onze ans, s’effrite. L’introduction d’un impôt local par tête très contesté, la poll tax, provoque des manifestations monstres dans les rues de Londres et une désobéissance civile massive, et suscite la grogne chez certains ministres et députés conservateurs de base, les backbenchers indispensables à la survie du gouvernement. Affaiblie par la démission spectaculaire de son ministre d’État Geoffrey Howe et par la contestation d’un député qui lui dispute ouvertement la tête du parti, Michael Heseltine, Margaret Thatcher présente sa démission le 22 novembre 1990. La pop anglaise est orpheline de sa meilleure ennemie ; c’est alors que surviennent deux évènements, l’un politique, l’autre personnel, qui forment la trame de Common People.
© 2009, Autour du livre.
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Blackrosesforme (Babelio)
« Des années de ténèbres thatchériennes ; le rêve langoureux d’un nouveau gouvernement travailliste ; l’étourdissante, inattendue et étrange euphorie lors de la victoire du Labour ; les tentatives acharnées de chasser le moindre doute sur Super-Tony pendant son premier mandat ; le sentiment progressif et déchirant que vous vous êtes fait avoir dans les grandes largeurs, que le futur est ajourné à une date ultérieure, le paradis perdu, que la révolution non seulement ne sera pas télévisée mais n’aura même lieu… et alors l’étape finale, le coup de grâce, quand vous réalisez que vous ne vous ennuierez sans doute même plus à aller voter ». Cette sentence désabusée, prononcée en 2004 par Jarvis Cocker, chanteur de Pulp, résume de façon magistrale le propos de cette étude, qui démontre, sans jamais ennuyer, l’interaction profonde entre musique et politique dans l’Angleterre des années 90.
La Brit Pop nait « officiellement » en 1994, quand le Melody Maker accole ce terme à l’album Definitely maybe d’Oasis. Cette tendance est fortement inspirée par le courant initié par les Smiths dix ans plus tôt : une pop indie, véhiculée par une classe populaire qui décrit avec réalisme la vie de gens ordinaires dans des chansons courtes aux mélodies limpides. Elle est politique en ce qu’elle incarne, positivement, le renouveau d’une fierté nationale mise à mal par quinze ans de Thatcher-Majorisme et trois millions de chômeurs. Les classes populaires se réapproprient l’Union Jack, ces classes populaires que John Major rêve de voir disparaître, remplacées par des petits propriétaires, acheteurs des restes d’un Etat démantelé, via les privatisations des transports ou des telecoms. Dans ce contexte, en 1995, le single de Pulp « Common People », de l’album Different Class résonne comme un hymne national, représentatif de la Brit Pop, même si contrairement à Suede, Blur ou Oasis, Pulp n’est pas une formation récente et a déjà plus d’une décennie d’insuccès à son actif. Plus vieux, moins naïfs également, les Pulp sont moins prompts à se faire récupérer. Car Tony Blair, en embuscade, cherche à gagner l’adhésion des jeunes, et quoi de mieux que les musiciens pour engranger la sympathie ? le leader du New Labour adore la Brit Pop, et le fait savoir, au point qu’un nouveau concept, celui de cool Britannia sera inventé (par des publicitaires marchands de glace) pour désigner cette alliance entre la politique et la pop. Comme Paul Weller l’avait fait dans les 80’s, Damon Albarn, Noel Gallagher, ou Neil Hannon apportent leur soutien à la gauche, cet espoir de balayer enfin les Conservateurs. le foot anglais et la musique s’exportent à nouveau, Blair surfe sur cette vague, dans le sens du courant. Et la vague le porte au pouvoir le 1er mai 1997, annonçant la perte des illusions, et la mort de la Brit Pop, tant les réformes tardent à venir et l’Angleterre à réaliser ses rêves de changement. Plus méfiant face aux politiciens, Jarvis Cocker dénonçait déjà dans « Common People » cette gauche caviar qui aimait s’encanailler avec les masses populaires, ces autochtones exotiques. Il réitère ses doutes avec « Cocaine Socialism », en 1998, rejoint alors par les déçus du Blairisme, à l’image de la couverture de mars du NME qui, sous un portrait de Blair titre : « ever felt like you’ve been cheated ? » reprenant les mots de Rotten lors du dernier concert des Pistols vingt ans auparavant.
La Brit Pop s’est inspirée de cet air du temps, où l’Angleterre semblait confiante en l’avenir, fière de sa jeunesse. Son inspiration s’est tarie, quand le nuage de fumée du blairisme a assombri les rêves. Une courte parenthèse enchantée.
abitbol84 (babelio)
Court ouvrage (moins de 200 pages) qui confirme l’adage selon lequel la qualité n’est pas forcément liée à la quantité. Jean-Marie Pottier est assurément un nouvel auteur à suivre dans la rockosphère française.
L’histoire du groupe Pulp (groupe anglais culte) nous est contée depuis ses débuts anachroniques en pleine période post-punk (« It », 1978) à son suicide commercial (« We Love Life », 2001). le leader, Jarvis Cocker, en plus d’être un chanteur doué, a la particularité d’être un compositeur extrêmement talentueux. Ses textes s’inscrivent dans la longue lignée des songwriters anglais (Ray Davies, Paul Weller, Morrissey), dépeignant la société avec satire. L’auteur nous permet ici de saisir toutes les clés des textes de Cocker, en reliant l’histoire du groupe avec le contexte sociologique, économique, politique et médiatique de l’époque. Tout est raconté, des débuts à contre-courants (13 ans dans l’anonymat !) au succès commercial avec l’association du mouvement Britpop (et son coup médiatique avec Mickael Jackson, le fameux Cockergate), de la récupération politique du Labour Party (tous – sauf Cocker – seront dupes : Damon Albarn, Noel Gallagher, etc) à la gueule de bois post-« Different Class ».
Un livre à conseiller à n’importe quel fan de Pulp, de musique ou de culture « So British ».