Rebelle sans cause
Le 21 décembre 1970, en pleine guerre du Vietnam, Elvis rend visite au président Nixon. Posant à ses côtés, clamant sa haine du communisme et des Beatles (qu’il accuse d’être anti-américains), le King souhaite qu’on lui attribue un poste d’agent fédéral au Bureau des Narcotiques (la Brigade des Stup américaine) ! Un classement des « dix rockers de droite » établi par le quotidien anglais The Guardian en 2007 mentionne quant à lui que Ian Curtis, chanteur de Joy Division, avait voté Thatcher en 1979 et que le guitariste américain Ted Nugent avait dit en 2005 à propos de l’Irak : « Notre erreur a été de ne pas leur faire un second Nagasaki. » Ira-t-on jusqu’à rappeler qu’Eric Clapton fut un soutien de longue date d’un candidat du National Front aujourd’hui décédé, Enoch Powell ? (Zut, c’est fait.)
Bref, un rocker conservateur, et même réactionnaire, cela peut arriver. Déçus ?
Liberté individuelle
Le rock’n’roll n’a jamais adopté d’autre parti que celui de la jeunesse. Or, être jeune ne constitue pas un positionnement politique. Le rock n’a donc pas de revendications naturelles : son seul ennemi est l’ennui. Il semble avoir été inventé pour tous les adolescents qui passent leur dimanche après-midi devant les téléfilms de M6. Son credo ? Sortir, s’amuser, se vautrer dans la luxure et se faire entendre, même si on n’a rien à dire ! Mais en aucun cas réfléchir à des problèmes de société. À la question de savoir si le rock est un animal politique, disons donc qu’il est sans doute plus animal que politique…
Quand il ne sert pas de défoulement, c’est à l’imagination qu’il fait appel. Pour vaincre l’ennui, il invente une réalité plus exaltante. Son besoin d’absolu, ces bêtises de garnements qu’on appellera « rock’n’roll attitude » sont autant de remèdes au quotidien. Au fond, les rockers ont-ils jamais raconté une autre histoire que celle de Cendrillon échappant à sa morne existence d’un coup de baguette magique ? Johnny B. Goode (Chuck Berry) s’achève sur la promesse, pour le petit gars de la campagne, d’avoir un jour « son nom dans la lumière ». Le Born to Run de Bruce Springsteen et la plupart des chansons des Jam (To Be Someone), des Beach Boys (In My Room) ou des Kinks racontent la même évasion, parfois purement chimérique (dans Waterloo Sunset, le narrateur « scrute le monde depuis sa fenêtre »). On ne sait pas où aller, mais on veut au moins partir…
Les nombreux clans de rockers (teddy boys, punks, gothiques, etc.) naissent d’une volonté semblable d’échapper au conformisme ambiant en créant un tissu social parallèle, défini selon ses propres insignes esthétiques et vestimentaires. Fondamentalement, le rock ne préconise donc aucun changement au sein de la société. Si celle-ci lui déplaît, plutôt que de lutter, il s’enfuit et crée la sienne. Ce plein-pouvoir de l’imagination l’éloigne d’autant plus de la politique, sujet terre-à-terre et adulte par excellence. L’énorme écart entre le nombre de chansons libidineuses et celui des manifestes dans le répertoire rock atteste de la réticence des rockers à aborder le sujet. Leur rôle est de transcender l’ennui, pas d’y replonger tête la première : qui aurait envie d’entendre AC/DC ou Roxy Music disserter des méfaits de l’inflation ?
S’il faut toutefois donner un sens politique au rock, rangeons-nous alors du côté de John Street qui, dans son ouvrage Rebel Rock, apparente la pop à la plus pure expression d’un libéralisme ainsi défini : « Là ou le socialisme et les conservateurs célèbrent le “nous”, le libéralisme souligne le “moi”. » Le pouvoir du rock n’est-il pas en effet d’offrir à chacun le droit de s’extraire de la masse pour ne plus obéir qu’à ses propres règles ? Traduit en Liam Gallagher, cela donne « I need to be myyyseeeelf », braillé en introduction du tube Supersonic d’Oasis (1994). Trente ans plus tôt, Mick Jagger clamait à peu près la même chose : « Je suis libre de faire ce que je veux à chaque instant » (I’m Free, 1965). Hélas, le monde réel, fade et étriqué, reprend parfois le dessus. Et transforme « I’m free » en « (I can’t get no) Satisfaction ». Renvoyé à sa propre frustration, le rock offre alors un terrain privilégié à l’introspection, que Joy Division, Smiths, Cure, Nirvana ou le rock gothique ont sillonné de long en large.
Le salut est donc avant tout individuel. L’émancipation « rock » passe par la sublimation de soi (« Le rock’n’roll est une arène dans laquelle tu te recrées toi-même », disait Richard Hell), pour laquelle les drogues constituent très tôt un recours privilégié. Semblables à des superhéros après leur transformation (David Bowie devenant le flamboyant Ziggy Stardust), les rockers indiquent eux-mêmes la voie à suivre. Voilà d’ailleurs pourquoi ils stimulent une identification si forte de leurs fans. Ce sont eux que l’auditeur prend pour modèle, eux dont il collectionne les reliques, testant sans cesse la capacité du rock’n’roll à changer en demi-dieu le dernier des losers.
Parce qu’il ne reconnaît que l’individu (« Do it yourself »), le rock n’est donc soluble dans aucun système politique ou économique. Au contraire, rien ne lui fait plus horreur que leur carcan lourd, lui dont l’œuvre encourage surtout une sorte d’anarchie privée : « Non pas l’anarchie selon sa conception populaire – des types en manteau noir qui rôdent avec des bombes cachées –, mais la liberté pour chaque homme d’être personnellement responsable de lui-même », tel que devait la décrire Mick Jagger en septembre 1967. Une société rock ressemblerait donc moins à un peuple au service d’une cause qu’à la cohabitation de monarques absolus dont l’appétit sexuel serait la plus grande conquête. Au fait, quel était le programme des White Panthers, ce groupuscule dont le MC5 était la vitrine ? « Baise et drogue en pleine rue ! »
Au-dessous de la ceinture, au-dessus des partis.
© 2011, Autour du livre.
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